Depuis quelques semaines, il nous manque quelque chose rue Condorcet. En effet, depuis quelques années, vers les 9 heures, quelques notes sifflotées nous annonçaient l'arrivée imminente du courrier dans notre boîte à lettres. En congé longue maladie, Bernard Pagis, le facteur siffleur a accepté de nous livrer quelques moments de sa vie professionnelle.
Vos débuts à la poste date de quand?Je suis entré à La Poste le 26 juin 1972, après une formation BEP administratif, à Segré. J'ai failli intégré la BNP mais cela ne s'est pas fait. Mais je ne regrette pas mon job à la Poste même si j'aurais moins peiné physiquement car le côté relations humaines m'a pleinement satisfait. J'ai passé le concours de la Poste, en janvier 1972, qui avait lieu à la Catho, dans la grande salle. C'est marrant que ma dernière tournée soit celle qui longe cette salle.
Il y avait beaucoup de candidats?50 000 environ au niveau national. Ils en prenaient 10 000. Les premiers étaient aussitôt embauchés.
Quel était votre classement?391 ème, c'était pas mal , aussi je suis parti dès le mois de juin. On était sélectionné sur diverses matières comme la géographie, une dictée. Je revois mon père qui vient m'annoncer le résultat. Il était fier de moi, je crois, content certainement.
Quelle était la profession de vos parents?Mon père était instituteur. Ma mère a élevé ses six enfants dont j'étais l'avant-dernier.
Et après le concours?Je suis parti, à l'aventure. On m'a emmené à la gare, puis le train jusqu'à Versailles. C'était un peu le débarquement. Il y avait un rassemblement avec discours et déjeuner. On était nombreux. Puis hop dans le bus, tournée dans la région parisienne. On nous larguait dans les différents bureaux de la région parisienne, certains avec leur vélo. Je devais être affecté au bureau de Houilles, dans les Yvelines puis finalement on a décidé que ce serait Maisons Laffite, je ne sais pas pourquoi d'ailleurs. Ce qui, finalement, était pas plus mal pour moi car c'était un peu moins gros et puis il y avait un parc, un champ de courses. C'était moins la grosse ville, pour moi, le petit provincial qui vivait à Saint Augustin des Bois.
C'était hallucinant. Je suis entré dans le bureau de poste, n'y connaissant rien. Je n'avais jamais vu l'intérieur d'un bureau de poste et je me suis retrouvé là, ne sachant trop quoi faire devant tous ces casiers en fer. Heureusement on était pris en charge par les plus anciens, il y avait une solidarité.
Je ne savais même pas où j'allais dormir. C'est un ancien, Pépé, qu'il s'appelait, qui à 16 heures, m'a demandé où je dormais. Il a demandé à un de ses collègues si il ne pouvait pas m'héberger pour la nuit. Un dénommé Caillaud.
Il n'y avait aucune prise en charge de la part de la Poste?Aucune, c'était l'aventure, la grande découverte. Le collègue habitait dans le parc. Je l'ai accompagné, j'ai mangé avec lui et sa famille. Puis le lendemain, on m'a montré la tournée. Je suis parti avec un chef qui avait une tournée adaptée parce qu'il devait être présent au bureau. Pendant plusieurs jours, puis je l'ai remplacé. Au début, j'étais un peu dans la panade car avant d'acquérir la dextérité, le sens du classement, il faut du temps.
Vous n'avez reçu aucune formation?Rien. On apprenait sur le tas. Il y avait un gars de Bordeaux, un Marseillais.
On démarrait à 6 heures et demie. Il y avait une superbe ambiance car venant tous de province, on s'entraidait. Il y avait le petit Stanislas, on l'appelait ainsi parce qu'il venait de Nancy, ( en référence à Stanislas Lesczczynski, ex roi de Pologne qui termina sa vie en Lorraine)
, un Guadeloupéen...
Ensuite, j'ai loué une chambre de bonne chez une ancienne dame de compagnie qui avait vécu en Amérique. Il y avait juste de quoi mettre le lit, un broc d'eau pour la toilette. Cela me coûtait environ 15o francs alors que mon salaire était de 800 à l'époque.
Combien de temps êtes-vous resté à Maison-Laffite?5 ans. Comme j'avais eu le permis de conduire, j'ai fait pendant presqu'un an au service des télégraphes. Ce qui m'a handicapé pour la titularisation, qui avait lieu au bout d'un an de stage, car je ne connaissais pas très bien le tri, ne faisant pas le travail habituel d'un facteur. Voila comment j'étais récompensé d'avoir eu la gentillesse de les dépanner. Heureusement cela s'est bien terminé car ils ont accepté d'aménager pour moi l'épreuve du tri.
Vous montiez souvent à Paris?Pas beaucoup. Je rentrais quelque fois en Anjou et puis on n'avait pas beaucoup d'argent. J'ai connu ma femme là-bas. Je l'ai rencontrée en allant chercher mon pain car elle travaillait dans une boulangerie.
Ensuite, j'ai émis le vœu de revenir en Anjou. J'ai été muté à Angers même, au Ralliement d'abord, puis dans des pré-fabriqués près du bureau de Bamako où je suis encore.
Qu'est-ce qui a changé dans votre métier?Finalement pas grand chose car les procédures restent les mêmes. Sauf que maintenant le courrier arrive, trié par tournée de facteur. Le facteur doit trier son courrier en fonction de sa distribution. Avant, il fallait connaître tous les noms de rue de tout le secteur pour pouvoir trier correctement car le courrier devait être réparti selon les tournées des différents facteurs. Ce qui change c'est la longueur des tournées qui sont de plus en plus longues.
Vous étiez affecté à quelle tournée?Deux fois par an, on peut "acheter une tournée" qui se libère. Enfin, on dit acheter mais il faudrait dire acquérir car il n'y a pas d'argent en jeu, c'est en fonction de l'ancienneté. J'ai donc "acheté" la 106, qui démarrait rue Fulton, rue Albéric Dubois pour finir vers la rue Eblé. Je l'ai faite pendant 24 ans. Je connaissais chaque grain de sable ou presque.
Vous siffliez déjà?Toujours, dès le début. Certains anciens me regrettent pour ça, parce que le remplaçant ne siffle pas. J'aime bien la vie, je suis d'un naturel joyeux et puis les gens n'ont pas à subir vos sautes d'humeur. On participe à la vie des gens. On en voit se marier, d'autres qui s'en vont, quelques uns qui meurent. Il m'est même arrivé de surveiller une ou maison à la demande des propriétaires qui s'absentaient régulièrement. Je devais m'assurer qu'il n'y avait rien d'anormal.
On fait partie du quotidien de certains comme le soleil qui se lève.
Est-ce que vous avez remarqué un changement d'attitude chez les gens au fil des ans?Non, cela dépend surtout du caractère des gens. Il y a toujours des gens sympas et d'autres qui vous ignorent. Je me souviens d'une maison, il y a 25 ans, où il fallait que je prenne mon café tous les matins. C'étaient des petits vieux qui m'attendaient avec la petite casserole sur le feu.
Il vous arrive forcément des petites histoires.
Vous connaissez pas mal de choses sur nous finalementOn prête serment de ne pas divulguer les informations qu'on recueille forcément rien qu'en voyant le nom de l'expéditeur.
Vous avez toujours été à vélo?Oui, on devait se procurer nous-mêmes notre vélo. Mon premier ne convenait pas du tout. J'avais pris celui d'un frangin avec le guidon de course et les petits boyaux, c'était pas du tout adapté mais comme je n'y connaissais rien. La Poste nous donnait une petite indemnité pour l'achat du vélo. On achetait celui d'un collègue qui partait. Après, l'entreprise nous a fourni les vélos jaunes que vous connaissez avec dérailleur.
Est-ce un métier solitaire?Non, pas vraiment car il y a la période de tri en début de journée qui dure environ 2à 3 heures. Là, on est avec ses collègues. Puis pendant la tournée, on rencontre le public.
Une bonne tournée pour vous c'est ... celle qui ne comporte pas de côtes?Si il n'y a que du plat, oui car il y a des tournées où les côtes sont sévères et avec le poids c'est plus difficile. Mais pour moi, ce n'est pas le plus important. Moi, je privilégie le contact humain alors les grands immeubles impersonnels avec des rangées de boîtes aux lettres difficiles à déchiffrer, ce n'est pas ce que je préfère. J'aime les rues avec des maisons où le contact humain existe. Ma dernière tournée, la vôtre, résulte d'une énième restructuration. Comme celle que j'avais auparavant se retrouvait encore surchargée j'ai préféré changer. Il y en a qui s'en sortent mieux que d'autres ce qui explique que vous pouvez voir certains vélos de La Poste près d'un bistrot alors que d'autres facteurs n'ont guère le loisir de traîner en cours parce que leur tournée est longue. Mais la rue Condorcet faisait partie de mon ancienne tournée. Cela fait près de dix ans que j'y passe. Trois sacoches, cela fait trois heures environ. Enfin jusqu'à cette dernière restructuration qui m'a fait un peu disjoncté car elle était encore allongée. Les découpages ne sont pas toujours justes, l'équité est absente souvent.
Puis, il y a eu mes ennuis de santé. Il me fallait plus de deux heures de sieste pour récupérer. 4 heures et demie tous les matins, 6 jours sur 7, c'est usant. On a des soucis d'épaules, des tendinites, des problèmes de dos comme moi.
Le facteur est-il une figure du paysage urbain?
Oui, on fait couleur locale. Les anciens nous apprécient surtout, car on fait un peu du social à notre niveau. Mais avec la nouvelle génération, je ne sais pas si cela sera pareil car les mentalités changent. C'est boulot boulot. Et puis il y a des quartiers moins drôles car il peut y avoir des incivilités voire des petites agressions.
Comment voyez-vous votre rôle de messager?On apporte des bonnes et des mauvaises nouvelles. Heureusement il y a encore des lettres d'amour, qui sentent bon. C'est certain que les cartes de vœux, par exemple, vont en diminuant. Avec les nouvelles technologies, je ne sais pas comment cela évoluera, mais depuis deux, trois ans, on distribue beaucoup moins de cartes de vœux. Il reste les Anglais qui semblent fidèles aux vœux manuscrits. Avant, on appréhendait cette période tellement elle était surchargée. On avait quatre, cinq jours à récupérer après. Mais on a plus de plaisir à distribuer des lettres manuscrites que de la pub. Quelquefois on est aussi heureux que celui qui reçoit la lettre tant désirée. Je me souviens de cette dame qui attendait une lettre de sa fille qui était en Chine. Vous auriez vu son sourire quand je lui ai donnée le courrier attendu. Un tel sourire vous donne envie de continuer.
Et maintenant ?Je me lève plus tard, vers 7 ou 8 heures. On s'habitue vite. Le travail ne me manque pas. Je regrette juste le côté sympa des contacts humains.