Avertissement: Pour mieux saisir la personnalité de Jean-François Rabillon, dit Jef, je me dois de prévenir le lecteur que j'ai intentionnellement ôté de cette retranscription tout commentaire éclairant l'état d'esprit dans lequel se trouvait mon interlocuteur. Ainsi vous ne trouverez pas de (rires) ou (crispation) par exemple pour la simple et bonne raison qu'il faudrait ajouter toutes les deux phrases (éclat de rire).
Comment te définis-tu?
Je suis plus un témoin, un observateur privilégié qu'un artiste.
Pour moi, la photographie, c'est ma vie, je baigne dedans du matin au soir. Je ne me sens pas bien si, au bout de plusieurs jours, je n'ai pas pris une photo , c'est un élément nécessaire à ma vie.
Ce n'est donc pas suffisant de regarder avec tes yeux
C'est différent parce qu'avec un appareil tu focalises sur un élément du paysage, du décor qui va t'attirer, te toucher, souvent en corrélation avec la lumière d'ailleurs. J'aime le détail, la lumière. Puis j'ai envie de partager avec d'autres cette vision et comme le seul moyen dont je dispose c'est mon appareil...
Ce n'est pas différent de la démarche de l'artiste
C'est la dénomination qui me gêne et puis je ne suis pas dans la construction de l'image.
A la différence du peintre qui part d'une toile vierge moi j'ai besoin d'éléments qui sont déjà là. Je vais à la pêche en quelque sorte. Je suis de moins en moins sensible aux images construites en studio. J'aime beaucoup la rencontre avec les gens. Sinon, on pourrait me qualifier de fouineur. Je prends peu de clichés. En voyage, je me balade en rêvant et ce sont des détails qui retiennent mon attention, un verre brisé, une poubelle plutôt que des monuments.
Je vais trouver naturellement extraordinaire ce que la plupart trouve ordinaire. J'ai la même démarche lorsque je photographie un opéra. Ainsi, je travaille depuis deux ans pour Angers Nantes Opéra et je découvre tout, c'est un monde entièrement nouveau pour moi et je suis émerveillé comme un gamin. C'est peut être grâce à regard de gosse que je fais ce type de clichés. Il ne faut pas que je m'installe dans une sorte de confort.
Est-ce qu'on est voyeur quand on est photographe?
Je suis très mal à l'aise avec ça. J'ai toujours été timide à tel point que le fait d'entrer dans un café me coûte. J'ai mis du temps à pouvoir prendre en photo des gens dans la rue.
Petit déjà, tu avais cette attirance pour la photographie?
Mon père adorait le cinéma et il avait une caméra 8 mm mais il avait une maladie (rétinite pigmentaire) qui l'a fait devenir aveugle très rapidement. Est-ce que, inconsciemment, cela m'a dirigé vers ce métier, je n'en sais rien mais je prenais souvent sa caméra vers 7, 8 ans. J'ai fait preuve d'initiative et je suis devenu adulte très tôt. Il y avait le côté technique qui me plaisait. J'ai eu mon premier appareil vers 1965, c'est un oncle, alors élève ingénieur qui me l'avait ramené des États unis. C'était un tout petit appareil avec des rouleaux comme du 6x 6 et ce qui m'intriguait c'était la transformation du petit rouleau en papier qui allait devenir un négatif, puis une image, cela m'apparaissait magique . A Noël 1970, à 12 ans donc, mes parents m'ont offert un petit compact, un 24x36, un Zeiss Ikon.
Mais comme cela coûtait cher de faire développer ses photos, j'avais installé un labo chez mes parents dans un placard. J'ai tout installé seul, de l'électricité à la peinture, en passant par la pose de l'agrandisseur, etc. J'ai un peu joué à l'apprenti sorcier parce que, comme je n'y connaissais rien en bricolage, je ne faisais pas les bons branchements, résultat, il y a eu quelques menus incidents. Mais quel bonheur après de voir apparaître l'image.
Quel genre de photos faisais-tu à l'époque?
Des paysages, des photos de famille, j'en ai retrouvé une prise de la fenêtre de chez mes parents. On voit le facteur faire sa tournée.
Je ne supportais pas le collège, je dirais même que je le subissais et alors j'allais me réfugier dans mon placard, baignant dans sa lumière rouge.
A l'origine, la photo était donc un refuge alors que maintenant tu dis qu'elle te permet de t'ouvrir aux autres
Je ne prenais pas du tout les gens en photo, je n'avais pas la maturité que peuvent avoir les jeunes aujourd'hui.
Tu étais à ce point timide?
Oui, énormément, cela a été un handicap énorme. Je rends l'école un peu responsable de cet état. Mais aujourd'hui cette timidité me sert car les gens sentent que je ne vais pas les agresser, que je ne suis pas un voleur d'images. La timidité s'ajoute au respect que j'ai pour mes interlocuteurs.
Je n'aimais pas l'école, l'autorité qui régnait dans l'enseignement catholique de l'époque.
L'appareil photo m'a permis de trouver une place dans les groupes car tu te caches derrière lui et ensuite tu amènes un tirage, du coup, les gens te regardent autrement. J'aurais préféré jouer de la guitare. Je ne suis toujours pas très à l'aise dans les groupes.
Je n'ai pas choisi d'être photographe ce sont les rencontres qui m'ont construit, ça mêlé à ma curiosité.
Tu ne pourrais pas être reporter alors?
Non, je me mets à la place des gens qui sont photographiés. Ainsi je n'ai pas envie d'aller en Afrique ou dans les pays du Tiers-monde car je ne me sentirais pas à ma place avec mon appareil en bandoulière. Ou alors il faut y être pour une bonne raison pas en tant que touriste.
J'ai fait des portraits de Kosovars réfugiés à Angers, qui vivaient dans la caserne Desjardins, mais c'était différent car il y avait des intermédiaires et du temps et on me l'avait demandé.
La difficulté d'être photographe maintenant tient en partie au fait que tout le monde est photographe et que la plupart du temps tout le monde fait n'importe quoi avec son appareil photo. J'ai honte quelquefois d'arriver avec ma sacoche. Quand je me présente devant les gens que je dois photographier, je dois leur prouver que je ne suis pas dans cette pratique qui consiste à tout photographier, souvent sans respect pour l'autre. Parce qu'ils ne me connaissent pas et ne connaissent pas ni mon travail ni ma façon de travailler. Je suis en plein questionnement en ce moment. Il y a la nécessité vitale de faire de la photo, la nécessité économique également car c'est mon métier et en même temps je vois cette profusion d'images. Je suis un peu paumé.
Comment parviens-tu à retranscrire ces échanges par un instantané car la prise de vue est très brève?
La rencontre proprement dite prend 80% du temps, car d'abord il faut convaincre la personne, dont je veux faire le portrait, qu'elle est "photogénique", du moins jusqu'à ce que je sorte mon appareil. Du coup j'en arrive à des discussions intéressantes et finalement je me nourris de ces échanges.
Ce n'est pas facile effectivement car soit je vois des attitudes qui me conviennent en tant que photographe mais je ne suis pas disponible à ce moment-là car je suis dans l'échange verbal, soit ils se bloquent devant l'objectif.
Quel est ton statut?
C'est un peu comme la maison des artistes, cela concerne les auteurs. Je facture en droits d'auteur. Il y a plein de travaux que j'effectue qui ne sont pas facturés parce que ce sont des petites compagnies qui n'ont pas d'argent. On utilise aussi certains de mes clichés sans me demander l'autorisation ou en me créditant sans me rémunérer. Les personnes ne connaissent pas notre situation et ne se rendent pas compte que notre travail mérite salaire.
Est-ce que tu as envisagé un moment d'être photographe de presse?
Non, jamais. Cela ne m'intéresse pas.
Je fais parfois des reproductions de tableaux. Il n'y a pas beaucoup de photographes qui peuvent vivre sans travaux alimentaires.
Des influences?
Le premier photographe qui m'a vraiment influencé, c'est Jeanloup Sieff. C'était mon maître. Gamin, j'ai été impressionné par la série "Vallée de la mort", ces photos très contrastées. Il y en a une où l'on voit des montagnes au fond, un buisson, au premier plan et entre les deux, la terre craquelée. Quand on est enfant on aime les grands angles, les contrastes. On m'avait offert vers 17 ans "la photo" bouquin coréalisé avec un autre photographe Chenz. Je m'alimentais côté technique auprès de Chenz, et je prenais le côté poétique de Sieff.
Quelle est ta formation?
Je suis autodidacte, j'aime bien découvrir par moi-même, faire ma propre expérience. Je me mets dans les traces de celui qui a fait les premières découvertes. J'ai beaucoup appris dans les bouquins ou en allant voir des expositions. J'ai passé un bac scientifique, puis j'ai un peu galéré, je suis allé jusqu'au Cap Nord à vélo, réalisant un diaporama sur ce voyage. J'ai toujours fait des photos mais je ne les montrais pas. J'ai été vendeur au rayon photo dans une grande surface pendant un an. Puis la rencontre de Philippe Leduc de Lucie Lom m'a redonné confiance, car je suis quelqu'un qui doute énormément. Je dois tout aux Lucie Lom, ils m'ont fait confiance, surtout Philippe qui m'a encouragé, m'a "boosté".
J'avais 28 ans et il m'a fait travailler pour le projet d'affiches polonaises, j'ai réalisé un diaporama pour exposer le projet aux élus angevins.
J'aimais bien travailler sur ce projet car le diaporama m'intéressait à l'époque, enchaîner les prises de vue, trouver de nouveaux moyens. En fait, j'étais attiré par le cinéma et c'est le manque de moyens qui m'a dirigé vers la photographie. A 18 ans, c'était impossible d'avoir une caméra 16 mm, la pellicule était hors de prix.
Tu voulais être cinéaste?
Oui, cela m'aurait plu. Avec un copain, on avait envie de s'acheter une 16 mm et de partir. Le diaporama m'a permis de lier l'image, le son. J'aime la musique aussi. Au retour du voyage dans le Nord, j'ai acheté un magnéto révox, des enceintes, un système de fondu enchaîné, des projecteurs. On l'a présenté au festival de Royan, devant Gérard d'Aboville. Mais ce n'était pas genre "connaissances du monde, c'était une forme de road movie poétique. J'aimais le chevauchement des images qui faisait apparaître une troisième image.
Je me suis petit à petit rapproché de l'humain. Il y a eu avec les Lucie Lom ce travail autour des compagnons d'Emmaüs. Ce fut un moment intense avec comme point d'orgue le repas pris en commun avec les compagnons et l'abbé Pierre. Il m'a fallu beaucoup de temps, environ 5 ou 6 mois car la plupart étaient réticents voire hostiles, puis à force de me voir, avec mes deux enfants qui m'accompagnaient, ils ont changé d'attitude allant pour certains à me solliciter.
Je voulais une proximité et j'ai donc utilisé le grand angle mais pour cela il faut avoir une qualité, la rapidité quitte à être moins exigeant côté technique.
Comment procèdes-tu?
Cela me fait penser à Doisneau, Ronis, Izis
Je n'ai pas été tout de suite sensible à leurs photographies mais en vieillissant je me sens de plus en plus proche d'eux.
Je ne cherche pas à faire de la photo à tout prix. En particulier, dans le spectacle de rue où je ne dois pas parasiter le spectacle, j’essaie de me fondre dans le public. Dans une salle de spectacle, c’est un peu différent. J’aime prendre mon temps, être présent très longtemps à l’avance, voir les échauffements, m’immerger dans le climat ambiant, j’ai envie de garder une certaine naïveté.
Pas spécialement. J'ai commencé par le noir et blanc parce que je développais moi-même pour raison d'économie, puis avec le diaporama je n'utilisais que la couleur. Ensuite, pour les spectacles, je préférais le noir et blanc car tu pouvais pousser les sensibilités. Avant, j'aimais beaucoup travailler les paysages alors la couleur s'imposait d'elle-même surtout à cause de la lumière, comme le travail réalisé autour de la Loire mais cela dépend du sujet. Je reviens des Pyrénées où le paysage était tellement aride, avec des arbres tordus, un peu de brume que le noir et blanc pouvait le disputer à la couleur. C'est une histoire de lumière, certaines lumières me fascinent, elles rendent le paysage irréel, à tel point que certains spectateurs pensent que j'utilise des filtres, or je n'en utilise jamais.
Le numérique a changé ta manière de photographier?
Non, pas du tout, cela m'enlève le petit stress que j'ai eu très longtemps quand j'attendais le retour du labo. Je voulais voir s'il y avait quelque chose sur la pellicule. Ce stress était dû à mes premières expériences quand j'ai commencé à faire mes premiers développements en 1970. Auparavant je déposais mes pellicules à développer chez Guiraud à Angers, puis je me suis lancé dans le développement, à 12, 13 ans avec juste un bouquin pour me guider car je ne connaissais rien à la photo. Je m'autofinançais en vendant des clichés sous forme de cartes postales que mon père acceptait d'accrocher dans sa librairie papeterie. Je me revois dans mon placard, avec ma lampe rouge, ma pellicule dans la boîte, puis arrive le moment où je sors le film, rien, c'était tout noir, or j'avais fait des photos de ma petite sœur qui venait de naître. Je me rappelle que tout le monde m'était tombé dessus parce j'avais tout raté. Je fais un deuxième essai, pareil, tout noir, alors je raconte mes malheurs chez Guiraud, qui se marre parce que le développement doit se faire dans le noir total, ce que je ne savais pas à l'époque.
Après je me suis mis dans le noir pour faire mes développements. On peut faire faire le rapprochement avec la cécité de mon père bien sûr car là, tu ne travailles qu'au toucher, et on se rend compte alors de l'importance de ce sens qu'on oublie, surtout quand tu fais de la photo. D'ailleurs, on peut remarquer que si la photographie est un art visuel, il y avait une étape dans la fabrication de l'image où le sens, la vue, était complètement absent. Il ne faut pas oublier non plus la camera obscura, la chambre noire. Ce serait du pain béni pour mon analyste si je m'allongeais sur son divan quand on connaît mon histoire familiale.
Qu'est-ce qu'une photo réussie?
Doisneau disait que s'il avait fait une centaine de photos de bien dans sa vie cela ne représentait au 1/125e qu'une seconde de vie. Après une prise de vue, je ne suis jamais satisfait. J’ai souvent l’impression d’avoir manqué la photo que j’aurais aimé faire. Heureusement, avec un peu de recul, on redécouvre les images et on se dit que finalement ce n’était pas si mal. Même si l’expérience compte, sincèrement,
j’ai l’impression de ne rien savoir. À chaque spectacle, je suis toujours aussi anxieux.
Je me souviens d'une photo prise dans la rue, un homme, SDF, m'avait interpellé car me voyant avec mon appareil photo il croyait que je voulais prendre un cliché de lui contre son gré. S'engage alors une discussion où il me raconte sa vie. Forain, il travaillait sur la grande roue puis après une mauvaise chute, il s'était retrouvé sans rien car il n'était pas assuré. Puis la rue. Alors qu'au début, il criait sans cesse "j'veux pas de photos", à la fin de notre discussion, il m'a demandé de lui faire un portrait, il voulait poser ce que je ne voulais pas. J'ai pris deux ou trois clichés et c'est une fois arrivé à la maison que j'ai vu l'affiche contre laquelle il était appuyé.
Le site de Jean-François Rabillon:
http://www.rabillon.com/index.htm